Cette note est issue de l’entretien réalisé par Héloïse Nez et Julien Talpin pour la revue Mouvements, dans lequel j’aborde les enjeux de l’articulation entre pouvoir et contre-pouvoir à travers mon expérience d’élu.
Mouvements (M). Vous avez accueilli à Grenoble en 2020 le congrès du réseau CGLU (Cités et gouvernements locaux unis), qui porte sur les enjeux du municipalisme et qui défend une rupture avec l’orientation néolibérale des politiques locales. C’est sur la possibilité de ces ruptures que nous aimerions échanger avec vous. En arrivant au pouvoir en 2014, vous rencontrez une situation de fort endettement. Une période austéritaire, qui va se traduire par des coupes dans les services publics, des baisses de financement des associations, des fermetures de bibliothèques qui vont susciter de nombreuses réactions localement. Avec le recul, maintenant que vous êtes sorti de cette période-là, quelles leçons en tirez-vous ? Comment produire du changement dans un contexte de moyens limités pour les collectivités ? Est-ce que vous étiez préparé à ça, ou est-ce que cette situation illustre l’impuissance du politique à véritablement transformer la réalité locale ?
Éric Piolle (EP). On était préparés à ça, oui et non, c’est-à-dire qu’on ne savait pas que l’épargne nette était négative, l’année où on arrivait au pouvoir. Puisque les derniers chiffres disponibles en temps de campagne, c’était le compte administratif de l’année 2012, donc il y a un petit décalage, dans une fin de mandat ou une fin de système qui lâche les vannes pour survivre. Il y a une dégradation très forte sur 2013 et 2014, c’est sûr, mais c’est seulement l’ampleur du problème qu’on découvre, car les fondamentaux du problème étaient connus, la dette date de Carignon et a été stable après. La question du changement sous contraintes est importante pour nous. Mon approche politique de cette question, c’est qu’on n’est qu’au début d’un changement sous des contraintes de plus en plus fortes du fait de la crise climatique. Même si c’est dur, c’est plus facile maintenant que demain et après-demain. Donc nous sommes juste dans une logique où nous nous entraînons à du changement sous contraintes.Ensuite, les annonces supplémentaires de coupes budgétaires de l’État arrivent deux semaines après notre élection, car Manuel Valls arrive au pouvoir en même que nous. Peu de temps après être nommé Premier ministre, en avril 2014, il annonce une grosse cure d’austérité avec 11 milliards d’économies pour les collectivités locales et les intercommunalités. Donc là, il y a un choc très fort, puisqu’on nous annonce qu’on va perdre un mois de budget. On n’est plus dans la même photo, à essayer de rétablir des comptes qui sont déjà dans le rouge, on en est à comment on va rétablir des comptes dans le rouge avec un plan d’austérité qui va supprimer un mois de budget. Donc ça, ça change la perspective.Il y a quand même un certain nombre de leviers : diviser par deux le budget de la communication, reprendre la gestion directe du Palais des sports qui dépense un million et demi d’euros via une association. Donc il y a quelques gros éléments, baisser la rémunération des élus, bref, quelques gros éléments qui permettent d’amener déjà, de mémoire, 6 millions d’économies très rapidement, sans toucher personne d’autre que ceux qui étaient juste sous le robinet de cet argent public là. Donc ça crée des tensions avec la presse locale et nationale, puisqu’on dépensait plusieurs centaines de milliers d’euros en achats de pubs et qu’on arrête. Et derrière s’engage un bras de fer qui est plus général et plus politique sur le fait que, dans cette conduite du changement, la politique austéritaire de l’État vient ajouter à la crise, à un moment où, au contraire, c’est le niveau territorial qui peut permettre de transformer les choses. Et donc là, ça ira jusqu’à une journée sans service public. L’équipe municipale a lancé une pétition et plein d’initiatives politiques qui se concluent par une journée sans service public à l’automne 2015.Et c’est sur cette base qu’après nous lançons une grosse démarche de redéfinition du périmètre du service public, pendant six mois jusqu’au printemps 2016, qui a pour objectif de faire 14 millions d’économies, donc une redéfinition du périmètre assez forte. Avec des symboles, effectivement, comme la fermeture des bibliothèques, qui était un symbole fort. Ma volonté, c’était de dire : « Vous avez des choses que vous pensiez sacralisées, des symboles que vous pensiez intouchables. En fait, non, il va falloir repenser le fond des politiques publiques. » Je choisis un terme qui est objectivement très brutal, car il faut envoyer à la société un message que le changement va être un changement sous contrainte.
M. Un des enjeux importants, c’est comment des élus ou des collectivités locales peuvent enrayer des dynamiques de marchandisation ou néolibérales. Dans votre cas, le choix de limiter la publicité en ville, de lancer une tarification sociale de l’eau ou encore une sécurité sociale de l’alimentation à l’échelle locale peut être vu comme des grains de sable dans ces logiques de marchandisation. Est-ce que c’est comme ça que vous l’envisagez ?
EP. Non, notre action ne se vit pas comme un grain de sable. Nous ne sommes pas dans des logiques de résistance. Nous continuons de batailler parce que, sur le climat, on est quand même sur un terrain en pente qui n’est pas très favorable. D’une part, parce que la pente sur les atteintes à la biodiversité et le dérèglement climatique entraînent des dérèglements très forts, induisent des dérèglements sociaux très forts aussi, avec une vision de l’avenir qui peut s’assombrir, un retournement de l’Histoire dans l’amélioration de la condition humaine. Et, d’autre part, parce que je suis convaincu qu’il ne faut pas s’appuyer sur la peur. Donc notre discours s’éloigne des messages de l’écologie politique classique, dans le sens qu’il ne s’appuie pas sur la peur, il ne s’appuie pas sur l’urgence. Moi, je n’utilise jamais le terme d’urgence. Donc je suis plutôt pour dire, « voilà, comment on va réemboîter les activités humaines dans un nouveau rapport au vivant », et donc redéfinir la liberté, redéfinir la prospérité, avant d’être élu. Quand je me suis engagé en politique, fin 2009-2010, les premières conférences publiques que j’ai faites, c’était « prospérité sans croissance ». En disant que le but n’est pas le toujours plus, le but n’est pas le consumérisme, le but n’est pas cette instrumentalisation du vivant. L’enjeu, c’est comment gagner du terrain dans cet imaginaire-là, plutôt que dans un truc défensif où on essaie de mettre des grains de sable pour bloquer l’avancée. Est-ce que l’objectif est de résister, mais sachant que quand on résiste, on ne gagne pas toujours ? Donc on ne fait que reculer. La question, c’est la vitesse : on recule ou est-ce qu’on cherche à avancer ?
M. Ce que vous dites fait écho au travail du sociologue Erik Olin Wright, qui défend qu’il faut proposer des imaginaires et même des utopies réelles, pour remobiliser les gens et qu’à l’inverse, effectivement, la peur, la critique seules peuvent être plutôt démobilisatrices. Et quand bien même vous ne concevez pas vos choix politiques comme des grains de sable, des formes de résistance, mais plutôt comme des alternatives, avez-vous le sentiment qu’elles ont permis, par exemple sur l’eau ou l’alimentation, de sortir certains enjeux des logiques marchandes, en étendant le domaine du service public ou ce n’était pas forcément la question ?
EP. Les trois exemples sont différents. La pub, pour moi, c’est vraiment s’attaquer au cœur du système, donc le consumérisme et la stimulation des pulsions consommatrices, et donc la pub, on va la retrouver dans la réappropriation de l’espace public, en disant que notre espace public est devenu un espace de circulation, d’objets de consommation, des bagnoles, dans lesquelles on vous stimule pour que vous alliez acheter des trucs. Donc nous, on dit non, l’espace public, c’est le commun, dans lequel on a la gestion des conflits d’usage, des centres d’intérêts différents, mais, en tout cas, c’est notre espace commun, donc nous allons essayer de diminuer ces pulsions consommatrices, de se réapproprier cet espace en limitant la place de la pub, en remettant le piéton au centre, la végétalisation, tout ce qui fait qu’on a envie d’être dans l’espace public. Pour moi, c’est vraiment, le cœur du système là. Mes trois adversaires sont l’ignorance, le maintien de l’ordre social et le consumérisme.La sécurité sociale de l’alimentation, c’est pareil. Comment peut-on se réapproprier notre alimentation, qui est devenue un objet de consommation, qui a séparé l’agriculture et l’alimentation, qui a séparé les territoires ? Il y a toujours ces logiques de réemboîtement. Pour nous, le champ dans lequel s’inscrit notre politique, c’est un champ où nous cherchons à garantir des sécurités de base aux membres de la communauté, quelles qu’elles soient, à faire société, donc à chérir les biens communs.Enfin, la logique de la tarification sociale de l’eau est double. D’un côté, de même que l’air est gratuit et qu’on respire tous, cette garantie des sécurités pour les êtres humains, ça doit être sorti de la sphère marchande. Et, d’un autre côté, c’est de dire qu’avant d’avoir des devoirs, nous avons des droits. Et donc revenir aux discussions qui ont prévalu lors de la déclaration des droits de l’Homme. Il y a eu plein de débats sur est-ce que c’est la déclaration des droits et des devoirs des citoyens ? Non, on dit, parce que nous sommes humains, déjà, nous avons des droits. Et donc, on pousse ces droits. Notre tarification sociale de l’eau est intéressante en cela : elle étend automatiquement des droits pour des dizaines de milliers de familles, ça touche 40 000 personnes aujourd’hui. Et ils n’ont pas à faire de démarche, nous nous connectons à la CAF et les droits leur sont alloués. La question de l’accès aux droits est importante à cet égard. C’est une logique de réemboîtement et de reconnaissance de nouveaux droits sociaux.Et donc, là-dedans, la question du service public est un peu plus compliquée parce que nous venons nous réapproprier cette sphère, mais elle n’est pas forcément publique. Elle ne passe pas forcément par un opérateur public, c’est-à-dire qu’il y a plein d’activités qui relèvent de l’intérêt général et qui sont non lucratives, mais qui ne sont pas gérées par le service public. Et là-dessus, il y a des débats entre nous assez forts, entre ceux qui ont une vision selon laquelle tout ce qui relève de l’intérêt général, c’est le service public qui l’opère. C’est – comme elle se définit elle-même – la vieille gauche. Et, d’un autre côté, la branche écolo, qui avance qu’il y a plein de missions qui pourraient être assurées par d’autres formes d’organisations, coopératives, territoriales, paritaires, etc.
M. Concernant ces questions, dans quelle mesure y a-t-il un enjeu spécifique sur le logement pour sortir de ces logiques marchandes, qui est un enjeu assez central pour les classes populaires, notamment en construisant du logement social et où les intérêts financiers sont forts ? Comment vous répondez à ces questions localement à Grenoble ?
EP. Je crois que la question foncière en général, plus largement que le logement, va être la question centrale des prochaines années. À la fois dans l’objectif d’arrêter de broyer la biodiversité, une politique de zéro artificialisation nette, à la fois parce que ça va devenir de plus en plus un objet de spéculation. Ça l’est déjà, et on voit la part des dépenses du logement dans les dépenses contraintes des familles, qui a explosé. Le capital est venu pomper de la valeur sur cette politique du logement. Dans une société qui aurait avancé, on va dire d’ici quinze ans, je souhaiterais que le foncier redevienne public. Je pense qu’il n’y a pas de raison particulière qu’il y ait une appropriation d’un bout de terre par qui que ce soit, à coup sûr par des entreprises. Et derrière la question foncière se pose aussi la question de l’héritage, donc là, ça élargit le spectre. Je disais que mes trois adversaires sont ignorance, ordre social, consumérisme, et l’héritage est au cœur de cet ordre social. Aujourd’hui, en France, le statut social s’acquiert par la naissance, essentiellement.
M. Sur cette question du foncier, les rapports de force sont importants entre la métropole, les bailleurs sociaux, les acteurs de la construction, potentiellement l’ANRU (Agence nationale de la rénovation urbaine). Est-ce que vous avez les mains libres pour reprendre le foncier ?
EP. Non, c’est à la marge, parce qu’il nous faudrait préempter. La logique voudrait qu’on préempte tout ce qu’on peut. La puissance publique devrait préempter tout ce qu’elle peut, sortir des phénomènes spéculatifs tout ce qu’elle peut. Or, évidemment, nous n’avons pas les moyens de faire ça. Donc nous nous donnons des outils. Nous avons fait ça pour les commerces, nous avons fait une foncière commerciale. Nous avons mis des années à la faire, et elle n’est pas dotée à l’échelle pour pouvoir capter, je bataille depuis plusieurs années sur les réquisitions, les maires ne peuvent presque pas faire de réquisition. Mais on pourrait dire que ça serait une première étape. Chaque ministre du logement qui vient je lui dis : indépendamment des questions d’hébergement d’urgence, on ne peut pas imaginer avoir des logements vides, qui sont juste un actif financier sur une ligne pour un individu ou pour une société. 3,5 % des ménages contrôlent aujourd’hui près de la moitié du logement locatif. C’est absolument monstrueux. La photo semble un peu moins pire quand on parle de l’ensemble des propriétaires, ceux qui habitent et ceux qui louent leurs biens, c’est 10 % qui possèdent plus de 45 % de l’habitat, mais sur la partie qui est en location, qui va se retrouver sur le marché, c’est évidemment détestable.Notre taux de logements sociaux est passé de 21 à quasi 25 % cette année. On peut se dire que nous avons contraint fortement la production privée. Maintenant, nous définissons à Grenoble un taux de logement social par IRIS [Îlots regroupés pour l’information statistique, 200 m x 200 m, plus petite échelle de découpage de l’INSEE]. Donc ça veut dire que, dans un IRIS qui a aujourd’hui moins de 5 % de logements sociaux, il faut produire obligatoirement, dès la production de trois logements, 45 % de logements sociaux. Donc nous venons poser un cadre réglementaire, nous venons agir sur tous les leviers qu’on a. Et le levier qu’on a, c’est de dire qu’il n’y aura pas de logements privés sans logements sociaux.
M. Ces enjeux de rupture avec l’économie néolibérale se jouent aussi sur les questions environnementales. Vous vous êtes lancé dans une politique de renoncement à certains biens et services, par exemple les piscines. Est-ce que ça s’inscrit dans une perspective qu’on pourrait qualifier de décroissante, voire d’anticapitaliste, dans le sens où pour faire face à la crise climatique, il faudrait moins consommer, faire plus de sobriété ? Comment envisagez-vous ces enjeux-là ?
EP. Je n’utilise pas le terme de décroissance parce qu’il reste sur le terrain de l’ennemi, à savoir est-ce qu’on croît ou on décroît ? Mon message est de dire que le PIB est un agrégat économique qui a presque 80 ans et il faut le faire sauter pour revenir aux fondamentaux. Je suis plutôt sur des philosophies – dont les figures aujourd’hui sont Latour pour faire simple – de réemboîtement, de réencastrement.
M. Et dans quelle mesure, pour mener ces politiques, ces projets visant à limiter le poids et le pouvoir du marché, avez-vous dû faire face à la mobilisation de groupes de pression
EP. Non, rien de majeur, en tout cas. J’étais hier avec les maires écolos des grandes villes. On n’est pas vraiment soumis à une pression des lobbies. Parce que je pense que ces lobbies ne viennent pas nous voir, parce qu’ils savent qu’ils n’ont pas de prise sur les maires écologistes. À l’échelle locale, c’est plus difficile pour un lobby d’afficher des grandes idées qui masquent des intérêts privés puissants. C’est compliqué de ne pas apparaître comme promouvant votre gain personnel immédiat, c’est plus difficilement assumable. Donc on n’est pas vraiment soumis à ça.
M. Même sur les questions de logement ? Est-ce qu’il n’y a pas une pression par moments de certains acteurs immobiliers pour construire du logement privé ? Vous n’avez pas été confronté à ça ?
EP. Non, enfin… Ils viennent se plaindre, mais ils se plaignent dans le désert, ils partent déjà battus. Donc, on ne se vit pas sous pression.
M. C’est intéressant parce qu’on aurait tendance à penser que les contraintes qui s’exercent sur les élus locaux sont extrêmement puissantes. Il n’y a pas d’argent, il y a tout un ensemble d’intérêts contradictoires sur un territoire à prendre en compte, etc. Et là, en fait ce que vous nous dites depuis le début, c’est que ça va. Globalement, vous faites ce que vous aviez envie de faire ?
EP. Oui. En tout cas, quand on ne fait pas, ce n’est pas parce qu’on a la pression du système. On ne le fait pas parce qu’on n’a pas les finances. En termes de construction de logements sociaux, on est passé de 21 % à presque 25 %, donc ça n’avance pas vite. On voudrait pouvoir acheter des bâtiments de bureaux et les transformer en logements sociaux, on le fait, mais de façon très sporadique et pas du tout à l’échelle. Nous n’avons pas les sous pour préempter, et, parfois, quand on préempte, on perd devant le tribunal parce qu’on n’a pas le droit de préempter juste pour préempter. Et donc, si on n’a pas un projet défini, le juge va donner raison à un investisseur privé. Mais à partir du moment où vous êtes structurellement anticonformiste, le système n’a pas de prise. C’est sûr que si vous voulez vous faire adouber par la bonne société du business grenoblois, c’est compliqué. Mais comme on s’en fout, ce n’est pas un problème. De plus, non seulement je m’en fous, mais je pense qu’agir comme nous l’entendons, ça ne m’enlève pas mon droit de parole dans ces cercles. Ces cercles sont moins grégaires et moins conformistes que certains le pensent.
M. C’est peut-être une des différences entre l’échelle nationale et l’échelle locale ? C’est une des grandes difficultés à produire du changement, il y a l’expérience de 1981 en France, c’est un peu l’idée du mur de l’argent. C’est-à-dire que si on veut enclencher des politiques redistributives, il faut souvent pouvoir s’endetter, et cet endettement ce sont des taux – on l’a vu avec l’expérience grecque aussi récemment – qui rendent ces capacités de transformation dans ce contexte mondialisé, financiarisé, plus compliquées à l’échelle nationale. Et au niveau local, peut-être que ces questions se posent avec moins d’acuité et rendent les marges de manœuvre plus importantes dans le périmètre qui est celui des compétences des collectivités ?
EP. Oui. Nous, aujourd’hui, nous sommes bridés à l’échelle locale par nos moyens financiers, nous ne sommes pas bridés par des attaques du système. Aussi parce que nous avons fait le choix de ne pas aller se mettre dans le rouge. Nous savions que si nous allions trop près des limites financières, nous nous ferions taper dessus, à coup sûr.
M. Taper dessus par qui ?
EP. Taper dessus par l’État, par les banques, par tout ça. Moi, je suis intervenu deux fois par an quand même devant un collectif bancaire, mais en gardant une gestion financière, une trajectoire financière qui soit compréhensible pour eux, lisible et logique, rationnelle. À l’échelle nationale, c’est très différent. Quand j’étais candidat à la Primaire écologiste, j’avais évidemment envisagé ces questions-là. Et je pense que ce sont des questions qui restent encore dans la perspective de 2027, d’une accession au pouvoir à l’échelle nationale. C’est que là, l’attaque du système sera d’une violence inouïe sur l’État. On l’a vu en Grèce, là, l’attaque du système est ultra-violente. Et donc ça pose des schémas très différents parce que, du coup, le risque d’effondrement est plus fort quand vous êtes à la tête d’un État. À la tête d’une ville, le risque d’effondrement est moins fort. On pourrait se faire étrangler par le système, mais je pense que c’est moins problématique.
M. Justement, pour gagner des marges de manœuvre, est-ce que l’idée ce n’est pas aussi de s’appuyer davantage sur les citoyens ? Ce qui s’est passé, par exemple, avec l’autorisation du burkini dans les piscines municipales, est-ce que ce n’est pas derrière aussi l’histoire d’une alliance entre une association et la ville pour faire bouger les lignes, notamment celles de l’État ?
EP. Sur le burkini, je n’ai pas cette lecture d’une alliance entre une association et une institution. D’abord parce qu’en termes de temporalité, avant qu’émerge le collectif (le syndicat des femmes musulmanes, porté par l’Alliance citoyenne), on avait renoncé à un premier changement en 2018 parce que c’était déjà trop tendu dans la majorité municipale. On s’est dit qu’on n’allait pas, à un an des élections, s’étriper entre nous sur des questions qui étaient centrales symboliquement, mais qui n’étaient pas centrales en termes de politiques publiques. Et ce qu’est venue amener l’association, c’est une visibilité nationale sur ce débat. Est-ce que ça a aidé ou pas ? Ça n’a rien changé dans le calendrier, parce qu’on a suivi notre calendrier, c’est-à-dire que, grosso modo, quand nous avons refermé la première page en janvier 2019, en disant que c’est trop tôt, les gens qui sont contre sont trop résolument contre dans le groupe, même s’ils n’étaient que 30 %, pour que ça vaille la peine de se clasher là-dessus. Donc on a dit qu’on traiterait ce point après les élections municipales de 2020. Après les élections, il y a eu le Covid, mais nous nous y sommes mis juste après, nous nous sommes retrouvés face au même mur au printemps 2021. Et donc nous avons choisi de prendre le temps d’échanger avec des personnalités extérieures, le temps d’échange et de débat entre nous, le temps de déconnecter la décision du groupe prévue à la fin de l’hiver de sa mise en œuvre pour qu’il n’y ait pas de pression temporelle et que ceux qui sont contre ne se sentent pas braqués et forcés de prendre une décision sans avoir le temps de se préparer aux conséquences et de préparer les diverses expressions publiques. Et donc, dès le mois d’avril 2021, à la sortie du deuxième ou troisième confinement, nous avons décidé de mettre en place la décision qu’on prendrait en fin d’hiver, nous ne doutions pas du choix qui serait fait par le groupe puisque l’équilibre n’avait pas changé par rapport au mandat précédent, on était toujours sur du 70-30 en interne du groupe municipal (en faveur du changement de règlement), après l’élection présidentielle de 2022, pour ne pas polluer la présidentielle, et le plus tôt après la présidentielle pour ne pas polluer les législatives. Voilà, donc on a suivi notre chemin.Et l’Alliance citoyenne a donné une visibilité nationale à ce débat. Est-ce que c’est bien ou pas bien ? Je ne sais pas. Je pense que c’est pas mal, parce que ça révèle quand même des discriminations et le fait d’élus prêts à tordre les principes fondamentaux, pour lutter contre un adversaire désigné. Et, d’un autre côté, la nasse créée par l’Alliance fait qu’on se retrouve dans une communication qu’on a sans doute subie, mais où le gouvernement crie victoire, alors que dans la réalité pratique, nous avons mis en œuvre le changement que nous voulions mettre en œuvre. Alors pas jusqu’au bout, parce qu’on ne peut pas avoir des jupettes qui descendent sous les jambes. On n’a pas des jupettes qui descendent sous les jambes parce qu’on a interdit les shorts, et on a interdit les shorts de façon totalement discriminatoire, parce qu’on considère que les mecs jouent au foot avec leurs maillots à l’extérieur et rentrent avec à la piscine, et que nos maîtres-nageurs nous disent que ce truc-là, pour eux, c’est une ligne rouge. Donc là-dessus, typiquement, il n’y a vraiment pas d’alliance, ville-association. C’est même l’inverse, c’est-à-dire que moi, j’ai croisé la personne qui s’occupait de ça au sein de l’Alliance citoyenne en mars 2019. Et je lui ai dit : « De toute façon, on ne bougera pas avant les élections, mais on bougera après. » Ils savaient ce qu’on allait faire, et dans quel calendrier. Le reste, c’est leur jeu pour rendre visible leur combat. Après, ça permet de faire naître sur la place publique un débat. Est-ce qu’ils en sont sortis gagnants ou perdants ? Je ne sais pas.
M. Et sur d’autres enjeux, notamment en termes d’accès aux droits, sur les questions de logement, le fait qu’il y ait des mobilisations comme ça, qui jouent un rôle d’interpellation, est-ce que vous pouvez vous appuyer dessus pour mener certaines politiques publiques, certaines ruptures ?
EP. Oui, mais on y arrive mal. C’est un gros enjeu de façon générale pour l’écologie politique, que ce soit à l’échelle locale ou à l’échelle nationale. Mais à l’échelle locale, c’est plus criant parce qu’on a déjà pris le pouvoir à un certain nombre d’endroits. Mais nous n’arrivons pas assez à avoir d’articulation avec la société civile. Nous partageons des mêmes objectifs, vous êtes à l’extérieur du pouvoir, ou dans un rôle de contre-pouvoir, nous sommes au cœur du système, comment on fait pour avancer chacun avec sa casquette ? Et avancer et construire un débat public, une triangulation du débat public qui permette de faire avancer nos sujets communs ? Cette question se pose dès 2014, avec plusieurs phases.La première, c’est qu’il y a eu une manif le jour de notre élection. Le conseil municipal a été envahi par le DAL (Droit au logement) et des collectifs de migrants. Donc, il y a eu dès le début une volonté de bras de fer. Et on n’a jamais su desserrer… Ça a été du coup mal pris par les élus, parce que nos élus, ils venaient de ces milieux-là. Donc, ils ont l’impression que dans la nuit de l’élection, ils passent de militant de la cause à social-traître. Donc, pour les élus, c’était très violent de se retrouver face à leurs copains qui étaient venus leur dire que c’étaient des salauds. Leur réaction a été de dire : « Mais en fait, vous ne comprenez rien depuis votre petit périmètre, l’enjeu c’est de voir comment on avance ensemble. » Et donc cette articulation pouvoir/contre-pouvoir ne s’est jamais vraiment mise en place.Sur la question du logement, typiquement, les militants pourraient se dire : « Tiens, pour faire émerger la question du logement, il faudrait aller squatter plutôt dans des villes de droite, ou des villes socialistes autour, plutôt que toujours venir sur le centre-ville. » Mais ils préfèrent rester dans la ville centre car ça crée de la polémique. Pour les militants associatifs, ils montrent qu’eux, ils sont restés purs et droits dans leurs bottes, et donc, aucune collusion avec le système d’aucune façon. Et d’un point de vue purement opérationnel, ils ne se font pas jeter brutalement, donc, ça permet de faire vivre leurs actions. Alors que si vous allez squatter un bâtiment de l’État, un bâtiment du département, vous pouvez vous dire que vous allez attirer les CRS immédiatement, la confrontation sera là. Donc là, squatter à Grenoble, ça permet de faire un combat où vous savez qu’en fait vous allez pouvoir faire votre truc sans vous faire taper dessus, tout en pouvant hurler sur le système en place.Sur la gratuité, autre exemple intéressant, nous avions dans le programme de notre premier mandat la gratuité des transports en commun pour les 18-25 ans. Sachant que nous avions 3 sièges sur 17 au syndicat de transport, donc il fallait aller chercher des majorités ailleurs. On a réussi à baisser de 30 euros, 25 euros, 20 euros, 15 euros, donc diviser par deux. Et après, les manifs de ceux qui disent : « C’est pas gratuit ! » Ils sont venus nous voir nous. Pour dire : « Salauds, vous n’avez pas respecté votre engagement. » Et nous, on disait : « En fait, on a 3 voix sur 17, donc si vous voulez faire bouger les choses, il faut effectivement lancer un mouvement étudiant. Et lancer un mouvement étudiant, et des quartiers populaires, mais allez voir les socialistes et les communistes qui refusent ! Vous pouvez à la limite vous dire que la droite, c’est mort, n’y allez pas. Mais au moins, allez cibler ceux qui peuvent faire basculer, plutôt que de retourner sur les trois pélots qui sont déjà minoritaires. » Alors c’est plus facile, c’est plus sympa, effectivement, de venir nous gueuler dessus, mais, en fait, ça ne produit rien. Et finalement, on n’a pas pu avancer jusqu’à la gratuité, donc cette triangulation, elle est assez rare. Ça marche parfois, y a eu des opérations, des pistes cyclables sauvages, il y a eu quelques trucs. Mais de façon générale, ça marche assez peu.Avec une triple critique. La critique la moins intéressante, c’est : « En fait, vous êtes des usurpateurs, vous ne portez pas vraiment le projet, vous êtes là pour le pouvoir, donc vous avez choisi ce projet parce que c’est celui qui permettait d’arriver au pouvoir. » Ça, c’est ce qu’on retrouve dans un article notamment qui m’avait marqué du Monde diplomatique, de Philippe Descamps, qui balaie tout ce qu’on a fait de bien en un paragraphe. Après, il montre toutes les insuffisances et il dit : « En fait, si c’est insuffisant, c’est parce qu’en fait on est des salauds à titre personnel, on n’est pas représentants de l’écologie politique, on est des faux. » [1] Donc de cette critique-là, il n’y a pas grand-chose à en faire.Et après, il y a deux autres critiques plus structurantes. Une qui dit que l’exercice du pouvoir corrompt ou, en tout cas, assouplit par rapport à ses idéaux. C’est une critique légitime, enfin, un point d’attention effectivement légitime. Comment vous arrivez à continuer à avancer sur vos grands objectifs dans les contingences du quotidien, qui fait que tous les matins, vous prenez un immeuble sur la tronche et qu’il faut déblayer l’immeuble d’abord avant de pouvoir agir pour réussir à avancer ?Et une deuxième critique qui est pertinente aussi, mais qui relève de ce jeu de rôle, revient à dire que finalement nous sommes les suppôts du système. Donc ça, c’est ce qui s’est matérialisé de la façon la plus extrême par toute la vague d’incendies qu’il y a eu à Grenoble. Les premiers incendies, c’étaient des véhicules du Centre communal d’action sociale, en disant que l’action sociale était ce qui empêchait l’effondrement du système. Donc à essayer de transformer le système de l’intérieur, en fait nous empêchions son effondrement et donc nous étions nuisibles. Avec ce troisième groupe de critiques, nous discutons quand même, puisqu’à la fois ils disent ça, tout en sachant que ce n’est pas vraiment vrai, donc on a un espace de dialogue.Mais aujourd’hui, de façon générale, ça reste compliqué. À Grenoble, comme partout en France. Même à l’échelle nationale. Là, ça va un peu mieux, notre nouvelle secrétaire nationale, Marine Tondelier, a renouvelé le lien avec les mouvements comme les Soulèvements de la Terre, Extinction Rebellion, etc., on a renouvelé en fait une galaxie écolo qui est plus coopérative et avec laquelle le dialogue est plus important qu’il l’était pendant la campagne de Jadot, ou quand il est allé à Sainte-Soline, je ne sais plus ce qui était marqué sur sa bagnole, mais bon, c’était grosso modo : « Dégage ! » Ça, ça va être un enjeu très fort de la conduite du changement, dans les années à venir. Comment les alliés objectifs, ceux qui font partie de la même galaxie, arrivent à se coordonner dans différents rôles, sans changer de rôle pour autant ?
M. Est-ce que ces relations avec les mobilisations, les associations, faisaient partie de la stratégie de départ ou elles ont évolué en conquérant la ville ? En Espagne, dans les villes du changement, le slogan, c’est « un pied dans les institutions, mille dans la rue ». Les élus, une fois arrivés au pouvoir, disent : « Si on n’a pas des gens qui nous poussent et des mouvements qui nous poussent, on ne va pas réussir à mettre en place des politiques de rupture. » Ce que ces élus regrettent parfois, c’est qu’il n’y ait pas assez de pression de ces associations, de ces mouvements dont ils sont issus.
EP. En fait, c’est un truc sur lequel on n’a jamais lâché l’affaire, nous. Donc, nous continuons de revenir pour discuter de quelle stratégie de triangulation, comment une lutte sociale extérieure peut amener le débat public sur un terrain qui est favorable à des décisions radicales. Parfois, ça marche. Un collectif s’est monté sur la gratuité des transports, donc c’est plus intéressant, ça devient un peu plus ciblé. Il faudrait qu’on ait la même chose sur le zéro artificialisation net. Mais de façon générale, c’est pas facile, parce que les forces militantes dans une ville qui est gagnée par la gauche, elles sont décapitées. Donc, ça, c’est mécanique, mais c’est vrai partout. Par définition, ceux qui vont à l’élection font partie de ceux qui étaient les plus actifs dans les contre-pouvoirs de gauche citoyens écolos à l’extérieur. Donc, la reconstruction, y compris pour les formations politiques, pour Europe Écologie Les Verts, c’est sûr que le parti lui-même, en termes de forces vives locales, a pris une claque quand tout le monde est passé élu et s’est retrouvé aspiré dans une machine avec un rythme de vie incroyable.
M. Vous avez eu des sources d’inspiration particulières, d’expériences historiques ou actuelles ? Est-ce que ces villes en Espagne ont constitué une source d’influence pour vous
EP. En Espagne, ils sont arrivés au pouvoir après nous, en 2015. En 2014, pour nous, c’était compliqué : on a été voir Lausanne, Fribourg, quelques villes en Allemagne. On allait chercher ailleurs pour dire : « Regardez, en fait, ça existe déjà ailleurs et le monde ne s’est pas effondré. » Puisque le message du système, c’est « si vous votez pour eux, en fait tout va s’effondrer ». Donc le dialogue avec les villes espagnoles s’est fait alors que nous étions déjà au pouvoir, donc c’est sûr qu’on a regardé cette arrivée avec enthousiasme. Le dialogue s’est nourri par le lancement du réseau Fearless Cities en 2017 ou par des démarches des villes hors TAFTA [Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement], qui avaient été lancées aussi à l’échelle européenne par les réseaux des villes en transition d’Hopkins ou des choses comme ça. On s’est retrouvés avec une proximité humaine avec les villes espagnoles. Il y a un certain romantisme du combat politique qui arrive au pouvoir et voir aussi cette jeunesse… Je me suis retrouvé dans la première réunion qui nous a regroupés avec des villes sud-américaines comme Valparaiso, des villes américaines comme Berkeley, les sept ou huit villes espagnoles (La Corogne, Barcelone, etc.) et une région aussi de Grèce. J’étais le plus vieux, alors qu’en France j’étais le plus jeune. Enfin, à part Manuela Carmena, la maire de Madrid, qui est évidemment notre mère à tous, mais sinon, pour les autres, j’étais le plus vieux. Donc c’est quand même enthousiasmant et énergisant de se retrouver dans un collectif, on a l’impression que ça brasse de plus en plus, il n’y a pas de limite à la créativité. Bon après, il y a eu les défaites de 2019 et puis, à Barcelone, il y a eu la défaite l’année dernière. Mais ce n’est qu’une étape.